mardi 26 novembre 2013

La justice en Guadeloupe, c’est le « dépaysement » - CQFD

 paru dans CQFD n°111 (Mai 2013)

"L’acquittement de Ruddy Alexis et l’effondrement pathétique du dossier à charge monté contre lui par la police aurait dû conduire le parquet à reprendre l’enquête à zéro voire à demander des comptes aux responsables de la police. Au lieu de cela, la capitaine Bonamy, responsable de l’enquête, a été promue commandant et au lieu de chercher à établir la vérité, le procureur général, à peine trois heures après le verdict rendant sa liberté à Ruddy Alexis, faisait appel de cette décision ! Pourtant, il y a d’autres pistes à exploiter, beaucoup plus sérieuses celles-là.

Quelques dizaines de minutes après les faits, Jimmy Lautric, un jeune homme situé à 150 mètres de la scène du crime, était gravement blessé par un tir de munitions semblables à celle qui a tué Bino. Pourquoi les policiers qui ont pris sa plainte sont-ils revenus et l’ont-ils déchirée sous ses yeux et ceux de sa mère ? Comment expliquer, alors que la police n’avait encore aucune piste, et encore moins de suspect arrêté sur une affaire aussi sensible, qu’elle refuse péremptoirement d’enquêter sur ce cas quand tout semble relier les deux faits : la nature de la balistique (il n’y a pas d’autre cas de tir de munition de ce type pendant tout le conflit social), le même espace à 150 mètres près, la quasi-synchronicité des faits, jusqu’à la description du tireur qui semble coïncider dans les deux affaires ? Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, celui qui tire sur Lautric est arrivé à moto avec trois autres comparses, armés et comme lui habillés d’un treillis militaire, le visage recouvert par une cagoule noire. Le commando est intervenu alors que les jeunes du quartier venaient de réussir à pénétrer dans une bijouterie attenante à la cité Henri IV. A quelques pas de là, les trios de la BAC tentant d’accéder aux lieux se trouvaient en mauvaise posture, pris à parti par les jeunes… Si la motivation de ce commando était crapuleuse, pourquoi prendre le risque inconsidéré de s’attaquer à plus d’une centaine de jeunes d’un quartier sensible sur leur territoire alors que la police ne sait plus où donner de la tête sur tout l’archipel et que cette bijouterie n’a rien d’extraordinaire ?

Les membres du commando se sont contentés de disperser la foule en tirant sur Lautric qui assistait au casse en spectateur et de délester le butin que les casseurs tenaient dans leurs mains sans même se donner la peine de rentrer dans la bijouterie finir le travail… Quant à la seule pièce à conviction qui aurait pu donner la confirmation que c’est effectivement une cartouche spéciale de gros calibre qui a touché Lautric, la police qui s’en est saisie prétend aujourd’hui ne jamais l’avoir eue en sa possession…

Par ailleurs, pourquoi la police qui s’est autant focalisée sur un SMS anti-raciste n’a-t-elle pas accordé la moindre attention à un autre SMS, celui d’un grand patron qui s’est bien gardé de signer, lu à l’antenne de la chaîne locale Canal 10, et qui disait en réagissant aux fermetures d’entreprise : « Nous demandons à tous les chefs d’entreprise de s’unir, d’ouvrir leur entreprise et d’organiser eux-mêmes leur défense compte tenu du fait que le gouvernement ne fait rien pour nous défendre : pas de force de l’ordre, pas de policiers, même le gouvernement a peur ». Interpellé en direct sur ce message menaçant par la présentatrice de la chaîne, Elie Domota, porte-parole du LKP, répondait en créole : « Willy Angèle et Mme Koury [1] ont déjà fait une annonce comme ça, disant qu’ils inviteraient les leurs à prendre leurs dispositions. Nous savons qu’ils prennent des dispositions, pour tirer sur des gens. Ils ont monté un commando, une milice armée. » Nous étions cinq jours avant les faits…

Alors que rien ne semble entrepris pour l’établissement de la vérité et pour que justice soit rendue à Jacques Bino et à sa famille, une nouvelle disposition extraordinaire va encore plus porter atteinte à la manifestation de la vérité. Ruddy Alexis vient en effet d’apprendre par un courrier, alors qu’il n’a toujours pas reçu le papier officialisant son acquittement, que son procès en appel, contrairement à tous les usages, serait dépaysé à Paris. Il est peu probable que ses avocats qui ont tellement travaillé sur ce dossier très dense puissent s’absenter de Guadeloupe le temps nécessaire au procès sans compter que Ruddy ne peut bien sûr pas prendre en charge leurs frais de déplacement et d’hébergement. Les témoins dans la même situation seront entendus par visio-conférence et ce par des jurés à qui il manquera beaucoup d’éléments pour comprendre le contexte local et les éléments culturels qui y sont reliés. Pour Ruddy Alexis, cette situation absurde qui va conduire à une sorte de procès virtuel est une atteinte à la défense de ses libertés fondamentales. Qui plus est, cette affaire pourrait créer une jurisprudence fâcheuse. Pour justifier une pareille mesure, il faudrait que la tenue du procès en Guadeloupe constitue une menace à l’ordre public. A la réflexion, peut-être cette décision est-elle motivée par le seul incident sérieux ayant émaillé le procès, à savoir cette dame d’une cinquantaine d’années qui n’a pu contenir une irrépressible envie d’applaudir après l’intervention d’un des avocats de la défense même si elle a obtempéré sans broncher quand le président l’a sèchement priée de quitter le tribunal ?

On peut plutôt imaginer que le procès en appel a pour objectif de gagner du temps pour ne précisément pas avoir à répondre aux questions embarrassantes que je viens d’énoncer, d’espérer qu’avec un an de plus et à 6 000 km de distance, les choses se tassent, et que l’émotion suscitée par l’acquittement ou la condamnation de Ruddy Alexis à Paris n’auront pas le même impact sur l’opinion publique guadeloupéenne sans, notamment le suivi attentif que la presse locale, officielle ou alternative, a consacré à cette affaire hors norme en première instance. Qui plus est, il est certainement aisé pour qui l’accuse de pouvoir choisir la juridiction, aux dépens de toute considération d’équité que cette dite justice est supposée garantir à tout citoyen.


(...)"

                           FRédéric Gircour

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