mardi 26 novembre 2013

Aux intellectuels de la Guadeloupe - Alex Lollia

Pointe- à –Pitre, le 14 novembre 2013

 LETTRE OUVERTE AUX INTELLECTUELS DE LA GUADELOUPE


 « Se murer dans le silence c’est se suicider »

                                                 Alex LOLLIA

               Mesdames, Messieurs,
               Honorables intellectuels,

             Vous n’avez reçu de mandat de personne et le statut dont vous bénéficiez ne vous a été accordé par aucune autorité officielle. Vous êtes, donc, les plus démunis des hommes. Mais, vous êtes aussi les mieux armés puisque le souci de la liberté, de la clarté, de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelle constitue, en principe, votre marque distinctive.
                 Je prends, alors, le risque de m’adresser à vous.

                Je suis préoccupé par la résurgence, dans la vie publique guadeloupéenne, de propos ouvertement racistes sans que ceux-ci provoquent l’indignation du pays tout entier.

▪ Hier, la Responsable des Ressources Humaines de la Maison Départementale de l’Enfance, en pleine réunion, s’est permis de lancer au visage des cadres de l’établissement « l’omni-niant crachat », remettant en cause le bien-fondé de l’abolition de l’esclavage. Sans vergogne, elle a prétendu vouloir « mettre de l’ordre » dans la Fonction Publique Hospitalière, comparée ici à une république bananière. Les représentants du Conseil Général en sont informés. J’attends, avec une certaine impatience, les mesures appropriées qu’ils ne sauraient manquer de prendre.

▪ Le 5 décembre, ce sont deux salariés de l’ex-Carrefour Milénis qui vont devoir se présenter devant le Tribunal de Grande Instance de Point-à-Pitre pour avoir distribué un tract dans lequel est écrit : « la famille Despointes a bâti toute sa fortune sur la traite négrière, l’économie de plantation et l’esclavage du salariat ». Jean et Martin Huygues Despointes demandent au tribunal de condamner ces deux salariés à 50.000 euros pour chacun au titre de dommages et intérêts et à 5.000 euros au titre des frais engagés.

               Il n’est pas utile de vous préciser que les salariés poursuivis ne sont d’aucune loge maçonnique qui pourrait les protéger de ses bras tentaculaires. Ils sont simplement militants d’un syndicat ouvrier : la C.G.T.G.

                       Ainsi, de manière curieuse et scandaleuse, l’histoire est revisitée. Les héritiers de la barbarie esclavagiste réclament de l’argent. Pourtant, quelque soit leur appartenance ethnique, n’avaient-ils pas déjà été « dédommagés » en 1848, lorsqu’à l’abolition de l’esclavage ils ont été privés du service de leur « bétail humain » ? Encore une fois, ce sont les victimes qui doivent se présenter devant un tribunal pour se justifier de ne pas savoir taire la vérité historique, économique et sociale.

                     Permettez-moi, honorables intellectuels, de m’adresser à vous sur un mode franc et direct : il y a beaucoup de manières de perdre son honneur. L’une d’elles serait de garder le silence quand un procès inique est intenté à des militants salariés et à leur syndicat. Tout au long de votre parcours d’intellectuels, vous avez rédigé des thèses de grande ambition destinées à un cercle étroit. Sauriez-vous, aujourd’hui, vous adresser à un public plus large ?

                      Vous ne pouvez ignorer que l’opinion attache plus de poids à votre parole qu’à celle de deux commerçants affairistes dont l’idéal de vie se résume à acheter et à revendre pour amasser des fortunes. 

                   Vous aurez compris que ce n’est pas la personne de Jean ou de Martin Huygues Despointes qui importe. Notre devoir consiste également à tordre le cou à toute idéologie racialoïde, forcément démagogique, à toute propagande noiriste, profondément obscurantiste. Il faut refuser de céder à la tentation de remplacer une mystification par une autre. Ce qui importe, donc, ce sont les questions que je pourrais formuler en ces termes :

► Sous quelles conditions politiques, sociologiques et morales, dans un pays ayant connu deux siècles d’esclavage, un bénéficiaire de ce crime contre l’humanité, peut-il s’estimer autorisé à porter plainte contre ceux qui lui rappellent la macabre histoire et l'ignoble actualité ?

► Comment un magistrat, fonctionnaire assermenté de la République Française, peut-il concevoir un seul instant que cette plainte est recevable et digne d’être examinée par un Tribunal de Grande Instance ?

                     Il faut bien admettre que la magistrature, dans ce pays, pour qu’elle agisse de la sorte, se trouve privée de tout sentiment de responsabilité et de pudeur. Il faut bien admettre que le magistrat nourrit un fantastique mépris de son métier, de l’opinion et de lui-même pour prétendre que les deux syndicalistes doivent être jugés. Naguère, ce genre d’individus faisait carrière dans d’autres trafics. Ils évitaient de se mêler des questions de justice ; justice pour laquelle nous nous faisons la plus haute idée.

                                 Honorables intellectuels !
                   Ce dont nous sommes responsables, ce n’est pas de la vérité éternelle des Mathématiques, de l’Astrophysique ou de la Métaphysique. Ce dont nous sommes responsables, c’est de la présence effective de la vérité historique dans et pour le monde dans lequel nous vivons. C’est cette vérité que veut ruiner le procès intenté aux militants de la C.G.T.G.

                     Ne pas se dresser contre cette imposture, ne pas la dénoncer publiquement, c’est se rendre co-responsable de son éventuelle victoire. On ne ruse pas, on ne truque pas, on ne triche pas avec l'histoire. 
Quand on se mure dans le silence, c’est déjà un suicide moral, un suicide politique, un suicide tout court.

                   Je sais qu’un alibi, fort commode, a été forgé pour justifier que l’on puisse concéder indulgence et absolution aux juges qui garantissent la pérennité de l’injustice. « Le Tribunal doit pouvoir délibérer dans la plus grande sérénité » nous dit-on. Hélas ! Cette complaisante astuce, ce bavardage saumâtre, ne peut être éternellement de mise.

                      Pour ce qui me concerne, je préfère me fier à la sagesse de Jean de La Fontaine : " Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blancs ou noirs."

                     J’ai la conviction que l’une des qualités premières de l’intellectuel, c’est le courage physique. C’est en toute lucidité, et à ses risques et périls, qu’il se jette dans le feu de l’action. Vous le savez : " Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi."

                    Il convient, donc, de fermer la voie à l’entreprise de falsification de l’histoire dont le dessein essentiel reste l’expression des plus vieilles pulsions racistes.

                     C’est ici que votre fonction d’intellectuel devient importante, non parce qu’elle est facile, mais précisément parce que vous avez la passion des causes difficiles : ne pas vous faire complices d’un pouvoir oppresseur, ne pas vous situer dans l’ordre des acquiescements et des aménagements, des continuations et des conservations ; être à l’initiative d’un ordre de créations et de fondations, de refus et de rébellions.

                    La Guadeloupe a déjà vu naitre des hommes parmi les plus courageux : des syndicalistes qui n’ont pas hésité à prendre la direction de la prison, des dissidents qui se sont soulevés contre le régime de Vichy, un prêtre qui, au nom de la justice, a engagé deux réelles grèves de la faim, des intellectuels exilés par l’ordonnance de 1960…

                       Assurer la relève est une tâche à la fois éthique et politique. Ce qui trop longtemps, bâillonné, trop systématiquement refoulé, doit finir par s’exprimer. Les évidences officielles et l’histoire instituée finiront par se défaire. Sous cette croûte desséchée remonteront de la mémoire les paroles enfouies et les vérités étouffées.

                            Honorables intellectuels !
                       Les damnés de la Terre, assurément, se sentiraient moins seuls si un seul d’entre vous, indigné par les noces barbares de l’injustice et de la finance, se levait pour proclamer : :

                                  « Je ne suis pas d’accord !»

                                                                     Alex LOLLIA

                                                         Professeur de philosophie
                                                          Membre Fondateur de la
                                                    Centrale des Travailleurs Unis

La justice en Guadeloupe, c’est le « dépaysement » - CQFD

 paru dans CQFD n°111 (Mai 2013)

"L’acquittement de Ruddy Alexis et l’effondrement pathétique du dossier à charge monté contre lui par la police aurait dû conduire le parquet à reprendre l’enquête à zéro voire à demander des comptes aux responsables de la police. Au lieu de cela, la capitaine Bonamy, responsable de l’enquête, a été promue commandant et au lieu de chercher à établir la vérité, le procureur général, à peine trois heures après le verdict rendant sa liberté à Ruddy Alexis, faisait appel de cette décision ! Pourtant, il y a d’autres pistes à exploiter, beaucoup plus sérieuses celles-là.

Quelques dizaines de minutes après les faits, Jimmy Lautric, un jeune homme situé à 150 mètres de la scène du crime, était gravement blessé par un tir de munitions semblables à celle qui a tué Bino. Pourquoi les policiers qui ont pris sa plainte sont-ils revenus et l’ont-ils déchirée sous ses yeux et ceux de sa mère ? Comment expliquer, alors que la police n’avait encore aucune piste, et encore moins de suspect arrêté sur une affaire aussi sensible, qu’elle refuse péremptoirement d’enquêter sur ce cas quand tout semble relier les deux faits : la nature de la balistique (il n’y a pas d’autre cas de tir de munition de ce type pendant tout le conflit social), le même espace à 150 mètres près, la quasi-synchronicité des faits, jusqu’à la description du tireur qui semble coïncider dans les deux affaires ? Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, celui qui tire sur Lautric est arrivé à moto avec trois autres comparses, armés et comme lui habillés d’un treillis militaire, le visage recouvert par une cagoule noire. Le commando est intervenu alors que les jeunes du quartier venaient de réussir à pénétrer dans une bijouterie attenante à la cité Henri IV. A quelques pas de là, les trios de la BAC tentant d’accéder aux lieux se trouvaient en mauvaise posture, pris à parti par les jeunes… Si la motivation de ce commando était crapuleuse, pourquoi prendre le risque inconsidéré de s’attaquer à plus d’une centaine de jeunes d’un quartier sensible sur leur territoire alors que la police ne sait plus où donner de la tête sur tout l’archipel et que cette bijouterie n’a rien d’extraordinaire ?

Les membres du commando se sont contentés de disperser la foule en tirant sur Lautric qui assistait au casse en spectateur et de délester le butin que les casseurs tenaient dans leurs mains sans même se donner la peine de rentrer dans la bijouterie finir le travail… Quant à la seule pièce à conviction qui aurait pu donner la confirmation que c’est effectivement une cartouche spéciale de gros calibre qui a touché Lautric, la police qui s’en est saisie prétend aujourd’hui ne jamais l’avoir eue en sa possession…

Par ailleurs, pourquoi la police qui s’est autant focalisée sur un SMS anti-raciste n’a-t-elle pas accordé la moindre attention à un autre SMS, celui d’un grand patron qui s’est bien gardé de signer, lu à l’antenne de la chaîne locale Canal 10, et qui disait en réagissant aux fermetures d’entreprise : « Nous demandons à tous les chefs d’entreprise de s’unir, d’ouvrir leur entreprise et d’organiser eux-mêmes leur défense compte tenu du fait que le gouvernement ne fait rien pour nous défendre : pas de force de l’ordre, pas de policiers, même le gouvernement a peur ». Interpellé en direct sur ce message menaçant par la présentatrice de la chaîne, Elie Domota, porte-parole du LKP, répondait en créole : « Willy Angèle et Mme Koury [1] ont déjà fait une annonce comme ça, disant qu’ils inviteraient les leurs à prendre leurs dispositions. Nous savons qu’ils prennent des dispositions, pour tirer sur des gens. Ils ont monté un commando, une milice armée. » Nous étions cinq jours avant les faits…

Alors que rien ne semble entrepris pour l’établissement de la vérité et pour que justice soit rendue à Jacques Bino et à sa famille, une nouvelle disposition extraordinaire va encore plus porter atteinte à la manifestation de la vérité. Ruddy Alexis vient en effet d’apprendre par un courrier, alors qu’il n’a toujours pas reçu le papier officialisant son acquittement, que son procès en appel, contrairement à tous les usages, serait dépaysé à Paris. Il est peu probable que ses avocats qui ont tellement travaillé sur ce dossier très dense puissent s’absenter de Guadeloupe le temps nécessaire au procès sans compter que Ruddy ne peut bien sûr pas prendre en charge leurs frais de déplacement et d’hébergement. Les témoins dans la même situation seront entendus par visio-conférence et ce par des jurés à qui il manquera beaucoup d’éléments pour comprendre le contexte local et les éléments culturels qui y sont reliés. Pour Ruddy Alexis, cette situation absurde qui va conduire à une sorte de procès virtuel est une atteinte à la défense de ses libertés fondamentales. Qui plus est, cette affaire pourrait créer une jurisprudence fâcheuse. Pour justifier une pareille mesure, il faudrait que la tenue du procès en Guadeloupe constitue une menace à l’ordre public. A la réflexion, peut-être cette décision est-elle motivée par le seul incident sérieux ayant émaillé le procès, à savoir cette dame d’une cinquantaine d’années qui n’a pu contenir une irrépressible envie d’applaudir après l’intervention d’un des avocats de la défense même si elle a obtempéré sans broncher quand le président l’a sèchement priée de quitter le tribunal ?

On peut plutôt imaginer que le procès en appel a pour objectif de gagner du temps pour ne précisément pas avoir à répondre aux questions embarrassantes que je viens d’énoncer, d’espérer qu’avec un an de plus et à 6 000 km de distance, les choses se tassent, et que l’émotion suscitée par l’acquittement ou la condamnation de Ruddy Alexis à Paris n’auront pas le même impact sur l’opinion publique guadeloupéenne sans, notamment le suivi attentif que la presse locale, officielle ou alternative, a consacré à cette affaire hors norme en première instance. Qui plus est, il est certainement aisé pour qui l’accuse de pouvoir choisir la juridiction, aux dépens de toute considération d’équité que cette dite justice est supposée garantir à tout citoyen.


(...)"

                           FRédéric Gircour

Le procès de Ruddy Alexis en un article - CQFD



Article publié en dans le journal CQFD, n°111 de mai 2013. 
On  y trouve en un seul article un résumé du procès de Ruddy Alexis. Pour en savoir plus, je vous renvoie aux nombreux articles que j'ai consacré à ce procès sur ce blog.

"Passé sous silence par les médias nationaux, un très important procès a tenu la Guadeloupe en haleine en novembre 2012, celui de Ruddy Alexis, âgé de 35 ans au moment des faits, accusé d’avoir abattu Jacques Bino, syndicaliste de la CGTG et père d’un jeune garçon, pendant le mouvement social de 2009.


Le 16 février 2009, quand des émeutes éclatent en Guadeloupe, cela fait quasiment un mois que le LKP a lancé une grève générale très suivie appuyée par des manifestations pacifiques quotidiennes, d’une ampleur inégalée dans l’histoire de la Guadeloupe. Le grand patronat n’entend rien céder et le pouvoir politique, qui a parié sur la lassitude des Guadeloupéens, commence à comprendre que loin d’affaiblir la mobilisation, cette position ne fait que la renforcer. Le risque que l’exemple du LKP fasse des émules n’est certainement pas pris à la légère : un mouvement parvenant à déclarer une grève générale illimitée en réunissant en son sein tous les syndicats, des plus radicaux jusqu’à la CFDT ou la CFTC, sans oublier les partis politiques progressistes et de nombreuses associations de la société civile, a en effet de quoi donner des sueurs froides aux tenants de l’ordre établi. En métropole, les masses, sur l’exemple de la Guadeloupe, pourrait se mettre à exiger de leurs si timides directions syndicales des actions plus ambitieuses que les dérisoires journées de grève de 24 heures, plus démoralisantes qu’autre chose, auxquelles on les habitue…


A cette situation s’ajoute le fait, avec le début des émeutes, que beaucoup de commerces dont de nombreuses enseignes appartenant aux grandes familles békés [1], celles-là même qui détiennent l’essentiel de l’économie insulaire, sont désormais la cible de pillages, quand elles ne sont pas incendiées. La répression du mouvement est malaisée à ce stade, du moins tant que les émeutiers ne s’en prennent qu’aux biens des possédants, car tout ce que la presse nationale compte comme grands journaux ou chaînes de télévision importantes a dépêché des journalistes en Guadeloupe, et la presse internationale n’est pas en reste avec, pour ne citer que les plus importants, des envoyés spéciaux de CNN et d’Al Jazeera. On imagine les répercussions en termes d’image si le gouvernement décidait d’entreprendre la répression brutale d’un mouvement dont tous reconnaissent la justesse des causes même si beaucoup disent désapprouver la méthode.


C’est dans ce contexte que, dans la nuit du 17 au 18 février, Jacques Bino, qui vient d’assister à un meeting du LKP à Pointe-à-Pitre, prend sa voiture pour rejoindre son domicile. Sa route s’achèvera dans la cité populaire Henri IV, non loin de là, le thorax traversé de part en part par une balle de très gros calibre utilisée en principe pour la chasse au sanglier ou par les forces de police, tirée à une centaine de mètres du véhicule en mouvement. Le procureur de l’époque, Jean-Michel Prêtre, avant toute enquête digne de ce nom, déclare le matin du meurtre que c’est un jeune qui a tiré depuis un barrage en pensant faire feu sur une voiture de la BAC. La police ne démordra plus de cette version.


Quarante-quatre mois plus tard, au cours du procès qui se tiendra à la cour d’assises de Basse-Terre, Ruddy Alexis, traduit en justice pour ce meurtre, impressionne par le calme dont il fait preuve, par sa correction et par l’aisance avec laquelle il répond aux questions qui lui sont posées. Le procès va être un festival de retournements de situation et de coups de théâtre qui provoqueront l’effondrement du dossier laborieusement constitué par la police judiciaire sous la direction de la capitaine Bonamy de la PJ. Truffé d’incohérences ne comptant ni aveux, ni arme du crime, il se base pour l’essentiel sur des témoignages mettant en cause le jeune homme. Or, on ira de surprise en surprise au fil des audiences : le procès révèle pour commencer que plusieurs témoins qui incriminaient Ruddy sont en fait des indicateurs de police. Un témoin, le plus vindicatif contre le jeune militant, sous le coup d’une peine de 8 mois avec sursis dans une affaire antérieure, insiste bien à la barre sur le fait que ce soir-là il ne pouvait pas être en train de casser, contrairement à ce qu’un autre témoin affirme, puisque comme il vient de l’expliquer à la cour, il a passé sa soirée à suivre Ruddy Alexis du regard, sans bouger. Et puis vient le moment où le président tente de confondre les revirements d’un témoin à la barre quant à la taille du tireur : 1,80 m ou 1,60 m ? Mais les avocats de l’accusé présentent la feuille manuscrite sur laquelle le PV en question a été rédigé et où il apparaît que les chiffres de la taille ont clairement été raturés puis réécrits par-dessus. La version définitive, tapée à la machine ultérieurement par les policiers et qui reprend la taille de 1,60 m, celle de Ruddy bien sûr, n’a, elle, jamais été signée par le témoin en question… Un autre nie catégoriquement avoir tenu les propos que le président du tribunal lui prête en se basant sur la lecture du PV qui a été réalisée chez le juge d’instruction, Fabien Terrier. « C’est pourtant bien votre signature, en bas de ce document », l’interpellera sèchement le président. Avec une certaine gêne, il explique que, lisant avec beaucoup de difficulté, il se contentait d’apposer sa signature là où les policiers apparemment pressés lui demandaient de signer. On lui rétorque que lors de son audition chez le juge d’instruction, il était accompagné de son avocate qui n’aurait certainement pas laissé passer une chose pareille mais là encore, les avocats de la défense brandissent le PV de ladite audition où il est spécifié que l’avocate, invoquant un malaise, avait laissé seul son client… Et on peut aussi parler de cet autre témoin capital, par ailleurs en instance de jugement pour viol sur mineur, qui reconnaîtra ouvertement avoir fait un faux témoignage, expliquant qu’il a « d’autres casseroles au-dessus de la tête » et que la police lui a promis d’enterrer certaines affaires s’il enfonçait Ruddy Alexis. A cette longue liste, il faut ajouter les scellés que le président Fagalde promet de montrer aux jurés, ce qu’il ne sera finalement pas en mesure de faire, le parquet ayant égaré ces pièces…


Sans l’ombre d’un aveu donc (par deux fois Ruddy a même entrepris de longues grèves de la faim en prison pour clamer son innocence et dénoncer ses conditions d’incarcération), et sans preuve recevable ou témoignage crédible, on aurait pu supposer que le parquet était au moins en mesure de fournir un mobile du crime irréfutable. Selon la version officielle, le tireur aurait confondu une voiture de la BAC avec la Fiat Punto de Jacques Bino, mais encore fallait-il expliquer pourquoi Alexis aurait voulu tirer sur cette voiture et tuer ses occupants. Il se trouve que le jeune homme avait reçu l’après-midi avant le meurtre un texto qui a énormément circulé à cette époque en Guadeloupe, reprenant pour les dénoncer les propos d’Alain Huygues-Despointe, puissant béké martiniquais, propos qui avaient d’ailleurs valu à l’homme d’affaires d’être poursuivi pour incitation à la haine raciale et condamné en première instance, puis en appel pour apologie de crime contre l’Humanité, avant que la Cour de cassation ne juge opportun d’annuler cette décision [2]. Or ce SMS avait été relayé, entre autres, à Ruddy par Eric Nanette, un homme très engagé dans la vie associative de Pointe-à-Pitre et, cadre de la Centrale des Travailleurs unis, l’un des syndicats faisant partie du LKP. Aussi absurde que cela puisse paraître, l’accusation s’est acharnée à démontrer que ce SMS, qui ne faisait que reprendre ces propos racistes pour les dénoncer, avait constitué rien de moins qu’un appel au meurtre, qu’il visait à « faire chauffer le climat social ». Le témoin qui a reconnu avoir fait un faux témoignage dira à la barre que les policiers lui ont demandé explicitement de mettre en cause Eric Nanette, ce qu’il fera d’ailleurs. Ruddy Alexis aussi livrera un témoignage similaire : « Ils m’ont menacé, fait du chantage : si je n’impliquais pas Eric Nanette comme commanditaire, ma femme irait en prison et ma fille à la DDASS, ils me l’ont répété plusieurs fois. »


Il s’y est cependant toujours refusé. A la question du président Fagalde lui demandant, selon lui, pourquoi des policiers auraient voulu faire condamner M. Nanette, Ruddy devait répondre : « Ils ont sans doute voulu impliquer des membres du LKP, […] ils ont certainement voulu ternir l’image du LKP. »

La presse locale dans son ensemble s’est assez rapidement convaincue de l’innocence de Ruddy Alexis, comme en témoigne, par exemple, ce papier daté du 29 novembre 2012 de Boris Colombet, extrait du quotidien régional France-Antilles, un journal que d’aucuns pourraient qualifier de plutôt complaisant envers le pouvoir. L’article commence comme suit : « Les policiers de la DIPJ (Direction interrégionale de la police judiciaire) ont-ils fait preuve d’une légèreté proche de l’amateurisme en enquêtant sur la mort de Jacques Bino ? Ont-ils sciemment fabriqué un dossier de toutes pièces, en recherchant un coupable idéal au lieu de la vérité ? La question, volontairement provocatrice, ne peut que se poser, tant les éléments à charge censés mettre en cause Ruddy Alexis se sont lézardés. [3] »


L’avocat général, Camille Tardo-Dino, jouant une ultime carte, expliquera dans son réquisitoire pour minorer cette débâcle, que les témoins étaient tous venus avec la peur au ventre et que c’est sous la menace qu’ils avaient changé leur témoignage. Or s’ils ont effectivement reçu des menaces et des pressions, c’est venant des services de police comme tous l’ont dénoncé. Les jurés ne s’y tromperont pas, malgré la peine plancher de 15 ans de prison demandée par l’avocat général, Ruddy Alexis a été acquitté à l’unanimité et libéré. Après trois ans et demi d’emprisonnement dont plus de deux à l’isolement, il a enfin pu retrouver sa compagne et sa fille.

                       FRédéric Gircour 

1Descendants des premiers colons européens.
[2Les propos reprochés à Alain Huygues-Despointe ont été tenus dans l’excellent documentaire de Romain Bolzinger, Les Derniers maîtres de la Martinique, diffusé début 2009 sur Canal+. Il s’emploie à y expliquer qu’il y avait de «  bons côtés à l’esclavage ». D’autre part, les békés pratiquant l’endogamie depuis des siècles, il explique calmement : « On a voulu préserver la race »...
[3« Procès de Ruddy Alexis, un fiasco pour l’accusation » de Boris Colombet – France Antilles 29/11/12.